Le prêt d’argent au temps de Jésus, en Judée romaine du 1er siècle, était une pratique complexe et à multiples facettes, régie par l’intersection de deux systèmes de pensée radicalement différents : la loi religieuse juive et la pratique commerciale romaine.
Pour comprendre comment cela se passait, il faut distinguer le cadre idéal de la loi juive de la réalité économique de l’Empire romain.
1. Le Cadre de la Loi Juive : Un Acte de Solidarité
Dans la tradition juive, basée sur la Torah, le prêt d’argent n’était pas conçu comme une transaction commerciale visant le profit, mais comme un acte de charité et de soutien communautaire.
- Le Principe Fondamental : L’Interdiction de l’IntérêtLe commandement central se trouve dans le Deutéronome (23:20-21) : « Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt, ni pour de l’argent, ni pour des vivres, ni pour rien de ce qui se prête à intérêt. De l’étranger tu pourras exiger un intérêt, mais tu n’en exigeras pas de ton frère… »
- Entre « Frères » (Juifs) : Prêter à un autre membre de la communauté était une mitzvah (un commandement). Le prêt devait être sans intérêt, un simple service pour aider quelqu’un à surmonter une mauvaise récolte, une maladie ou une difficulté passagère. Exiger un intérêt (l’usure) était considéré comme une exploitation de la misère de son prochain et une grave transgression.
- À un « Étranger » (
Nokri
) : La loi autorisait de prêter avec intérêt à un non-Juif. Cela permettait les transactions commerciales avec les autres peuples de l’Empire, distinguant clairement le commerce de la solidarité intracommunautaire.
- Les Conséquences de la DetteMalgré l’absence d’intérêt, les dettes étaient une affaire sérieuse. Si un individu ne pouvait pas rembourser, les conséquences pouvaient être dramatiques :
- Servitude pour dettes : Le débiteur pouvait être contraint de se vendre lui-même ou ses enfants comme serviteurs au créancier pour une période déterminée afin de rembourser sa dette.
- Saisie des terres : La perte de la terre ancestrale, qui était le bien le plus précieux pour une famille, était une conséquence fréquente du non-remboursement.
- Les Mécanismes de PardonLa Torah prévoyait des mécanismes pour éviter que la dette ne devienne un esclavage perpétuel, comme l’année sabbatique (tous les 7 ans) et l’année du Jubilé (tous les 50 ans), durant lesquelles les dettes devaient être annulées et les terres restituées. Cependant, les historiens débattent de l’application réelle de ces lois à l’époque de Jésus.
2. La Réalité de l’Empire Romain : Un Acte Commercial
La Judée était une province romaine, et l’économie de l’Empire fonctionnait sur des principes très différents.
- L’Intérêt comme NormeDans le monde romain, le prêt à intérêt était une pratique commerciale standard et légale. C’était le moteur du commerce, des grands travaux et de l’administration. Les riches sénateurs, les commerçants et même l’État prêtaient de l’argent pour en tirer un profit. Les taux d’intérêt pouvaient être très élevés.
- Les Acteurs du PrêtPlusieurs figures étaient associées au prêt d’argent :
- Les riches propriétaires terriens : Ils prêtaient souvent aux petits paysans, augmentant leur emprise sur les terres en cas de non-remboursement.
- Les publicains (collecteurs d’impôts) : Ces personnages, souvent détestés, étaient des financiers qui avançaient les sommes d’impôts à Rome et se remboursaient ensuite avec de forts intérêts sur la population. Zacchée, dans le Nouveau Testament, était l’un d’eux.
- Les changeurs (
argentarii
en latin) : Ils opéraient sur les marchés et dans les lieux publics, changeant les différentes monnaies (grecques, romaines, tyriennes) et proposant des prêts.
La monnaie est un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises. Charles de Secondat, baron de Montesquieu
3. La Coexistence au Quotidien
Au temps de Jésus, ces deux systèmes coexistaient, créant une tension permanente.
- Dans les villages : Un paysan cherchant un prêt auprès de son voisin essayait probablement de le faire dans le cadre de la loi juive, sans intérêt.
- Dans les villes et pour le commerce : Un artisan voulant acheter des matières premières importées ou un commerçant devaient probablement passer par un prêt à la romaine, avec intérêts.
- Le Temple de Jérusalem : L’épisode célèbre où Jésus chasse les marchands du Temple illustre parfaitement cette tension. Les changeurs étaient là pour une raison pratique : les pèlerins devaient payer l’impôt du Temple avec une monnaie spécifique (le sicle de Tyr), et non avec la monnaie romaine qui portait l’effigie de l’empereur (considérée comme idolâtre). Cependant, ces changeurs prenaient une commission (un agio), réalisant un profit sur une transaction liée au culte. Jésus a perçu cela comme une corruption profonde, transformant la « maison de prière » en une « caverne de voleurs ».
Les enseignements de Jésus sont imprégnés de cette réalité économique. Les paraboles (comme celle du serviteur impitoyable qui doit « dix mille talents ») et la prière du « Notre Père » (« Pardonne-nous nos dettes, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous doivent ») montrent à quel point la dette était une expérience humaine centrale, une métaphore puissante pour le péché et le pardon, et une source majeure d’oppression sociale qu’il dénonçait.